- PROGRÈS (IDÉE DE)
- PROGRÈS (IDÉE DE)Notion complexe indéfiniment différenciable, le progrès a été le plus souvent traité comme s’il était global et simple, univoque et linéaire. Ainsi réduite à un schéma grossier, l’idée de progrès s’est trouvée dérivée en une idéologie qui a connu son apogée en Europe, au XIXe siècle. Mythe aujourd’hui dénoncé après avoir été cette idéologie triomphante, le progrès n’a en fait jamais cessé d’être rapporté à une séquence temporelle à laquelle différentes philosophies de l’histoire se sont, en Occident, appliquées à donner sens, jusqu’à ce que le principe de la relativité, étendu aux réalités culturelles, ait vraiment mis en évidence la grande variété des processus d’évolution.1. La formation de l’idée de progrèsLa nature et le tempsSans doute fallait-il qu’un sens positif soit donné au temps pour que s’affirme la croyance au progrès, véritable eschatologie graduelle, comme l’écrit Louis Dumont. Ce dernier a fortement marqué combien l’Inde est demeurée étrangère à l’idée d’un âge d’or situé dans l’avenir et peu à peu réalisé par l’effort de l’homme, conjugué aux effets du temps valorisé comme complice de sa volonté. Il a également souligné que, dans le système de références propre à la civilisation occidentale qui légitime le temps comme dimension de l’humanité, l’idée de changement est chargée de significations tandis que celle de permanence en est totalement dépouillée. Dans ces conditions, l’histoire n’est pas seulement une chronologie, absolue ou relative, elle est aussi une chaîne causale, un ensemble de changements significatifs, un développement dont l’origine se situe dans la Grèce classique où s’est effectuée une réforme de la conscience.On sait, en effet, que le progrès ne pouvait qu’occuper une place très secondaire dans les premières spéculations cosmogoniques: les mythes ont d’abord rendu compte de la régularité des phénomènes naturels et sociaux, non de leurs transformations, qui ont très tôt inspiré un sentiment de désenchantement, comme en témoigne la socio-génie régressive d’Hésiode. S’il est vrai que la pensée mythique, pensée synthétique, assimile la durée à une dégradation ontologique, échoue à restreindre les qualités perceptives dans les limites de leur domaine propre et condamne la nature, immense sémiologie, à vivre éternellement le drame humain, le «miracle grec» ne peut être qu’issu d’un mouvement d’extraversion qui a délivré l’homme de la transcendance illusoire de la pensée magique, étendu l’ordre de la conscience à l’espace de la cité et abouti à la déshumanisation de la nature. Il résulte donc d’une rupture avec l’anthropocentrisme spontané, le surdéterminisme, la pensée introvertie.Cependant, l’homme grec n’a pas osé revendiquer devant la nature omniprésente une destinée autonome. Le monde physique comme le monde social ont certes été atomisés par Épicure qui, radicalisant l’extraversion socratique, a éparpillé le donné pour s’affranchir de tout lien: son nominalisme ruine l’idée d’une légalité de la nature et d’un cosmos organisé, son matérialisme est au principe d’une conception générale de l’Univers, où l’homme et son cycle cosmique font figure de cas particuliers. L’unité, l’éternité, l’immutabilité de l’Univers ont été ainsi affirmées par les penseurs grecs qui ont considéré que les changements qu’il présente ne troublent en rien la permanence réelle de sa substance.Repris par Platon, le mythe orphique de la «grande année» a triomphé avec le stoïcisme. Il serait néanmoins inexact d’opposer le devenir cyclique des Anciens au temps historique des Modernes, car l’idée d’éternel retour, au sens où Nietzsche l’a entendue, n’a guère été soutenue dans le monde antique. La croyance en un développement historique, effectivement absente des conceptions platonicienne et aristotélicienne d’une hiérarchie des idées, d’une gradation des formes, d’une sorte de progrès logique qui s’achève dans l’idée du Bien, de l’Acte immobile ou de l’Un ineffable, est même manifeste chez Lucrèce, auquel on a attribué la première théorie du progrès.Infléchissant la doctrine d’Épicure, Lucrèce a réintroduit dans sa représentation du monde les idées de loi, d’ordre, d’ensemble, d’espèce, d’essence, de plan, et suggéré que l’historicité de l’homme est liée à celle de la nature. Mais est-il, pour avoir énoncé les découvertes successives des premiers hommes, le précurseur de Condorcet qu’ont voulu voir en lui tous les historiens de l’idée de progrès, de Jules Delvaille à Carl Van Doren? Et rompt-il vraiment, comme l’assure Robert Lenoble, avec le mythe classique de l’âge d’or? Pierre Boyancé, après Léon Robin, a remarqué que la constatation de la variation et de la multiplication des effets ne s’identifie pas à la reconnaissance d’une amélioration véritable. Chez Lucrèce, les inventions trouvent leur origine dans un affaiblissement des aptitudes naturelles. Le progrès n’a donc qu’une fonction de compensation. Il multiplie en outre les faux biens. Or, la vie la plus simple étant celle où l’on a le moins de besoins, le vrai progrès consiste en une régression vers la stabilité. Le clinamen des épicuriens conduit ainsi à l’ataraxie qui est un bonheur exténué et figé, le seul que l’on peut atteindre en cet univers où la contingence est mise au service de la nécessité.Il est remarquable que les thèmes dont traite le livre V du De natura rerum – la vie des premiers hommes, les débuts de la vie en commun, les origines du langage, de la propriété, de la richesse – sont ceux-là mêmes que Jean-Jacques Rousseau, théoricien de la décadence, a développés dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes . C’est donc Rousseau – qui a écrit: «La société est naturelle à l’espèce humaine comme la décrépitude à l’individu. Il faut des arts, des lois, des gouvernements aux peuples, comme il faut des béquilles aux vieillards» (Lettre à M. Philopolis) – et non Turgot qu’annonce Lucrèce. Mais entre ce dernier et les penseurs du XVIIIe siècle s’est opérée une mutation de la conscience historique, mutation à laquelle le christianisme a contribué d’une manière décisive.Sens et histoireRaymond Aron a souligné, à plusieurs reprises, qu’il n’était plus possible, au XXe siècle, de penser à la manière des Grecs et de ne voir dans les événements que les reflets déformés des idées ou du cosmos. Thucydide, en effet, interprétait la guerre du Péloponnèse en se référant aux passions éternelles qui définissent la nature humaine. Il n’assignait pas de sens à l’histoire. «C’est notre expérience elle-même, précise Raymond Aron, qui nous impose pour ainsi dire d’attribuer importance et signification aux alternances de guerres et de révolutions, de grandeur et d’abaissement.» Serait-elle, cependant, aussi contraignante «même si», comme il le pense, «nous n’appartenions pas à une civilisation que le christianisme a formée»? La conception d’un sens de l’histoire – trajectoire unique, marche ascendante de l’humanité, réalisation d’un dessein voulu par Dieu – est spécifiquement chrétienne. Le rejet de la physique hellénique du «grand retour» et l’ouverture du monde vers un développement linéaire ont été l’œuvre des théologiens qui ne pouvaient pas soumettre l’histoire sainte à des recommencements périodiques.Il revient à Henri Irénée Marrou d’avoir dégagé, en même temps que les conséquences de cette dissociation, le rôle que saint Augustin a joué dans la constitution d’une philosophie de l’histoire centrée sur l’idée de progrès. La comparaison de toute la suite des générations à un seul homme qui «de l’enfance à la vieillesse poursuit sa carrière dans le temps en passant par tous les âges» a été formulée pour la première fois par le docteur de l’Église. Sous la conduite de la providence divine, l’humanité passe de la jeunesse, caractérisée par l’absence de loi, à l’âge viril, qui est l’époque de la loi, pour accéder enfin à celle de la grâce – la croissance spirituelle du genre humain correspondant à la lente maturation du corps mystique du Christ.Mais le temps historique n’est pas un facteur de progrès au regard de l’Être qui ne peut être qu’affranchi du temps. Il est corruption, effritement, dégradation. Le péché est sa face négative. Si l’histoire acquiert une valeur positive, ce caractère relève de l’ordre de la grâce et non de celui de la nature. Le progrès temporel est donc ordonné, comme le moyen à sa fin, à la cité de Dieu. Il existe un rapport entre les civilisations et la société des saints: «L’architecte utilise des échafaudages provisoires pour construire une demeure destinée à durer» (Serm. , CCCLXII, 7). Il n’en reste pas moins que la méconnaissance de l’«ambivalence du temps de l’histoire chez saint Augustin» est, pour Marrou, à l’origine d’un contresens qui a conduit les Modernes à assimiler le progrès spirituel au progrès des connaissances.Un processus de profanation, de dépossession, de sécularisation a transformé l’idée d’une croissance spirituelle de l’humanité en celle d’un développement de ses techniques; et à chaque étape de ce mouvement, qui l’a déplacée du plan de la théologie à celui de l’économie, l’idée de progrès a perdu quelque chose de son contenu originel, de sa cohérence première, de son intelligibilité. La philosophie moderne de l’histoire à laquelle il aboutit réfère à des schèmes de pensée que le Moyen Âge tenait de saint Augustin et qui la fait en partie apparaître comme une transposition des concepts fondamentaux hérités de la théologie chrétienne. À bien des égards, cependant, c’est contre la représentation chrétienne, nettement pessimiste, de l’histoire que s’est édifiée, surtout en France, cette philosophie optimiste.Trop soumis à leurs préjugés antireligieux, les philosophes du siècle des Lumières n’ont pu admettre la contribution du christianisme à la formation de l’idée de progrès: elle leur semblait contredite par celle de la chute qui a dominé tout le Moyen Âge au cours duquel la topique humaine s’est trouvée constamment déplacée de l’ici-bas à l’au-delà. L’ambiguïté du Discours sur l’histoire universelle , qui consacre la projection de l’absolu dans le relatif, du transcendant dans l’empirique, a fait disparaître l’ambivalence du temps inscrite dans La Cité de Dieu ; et c’est contre Bossuet qu’ils se sont dressés.Souvent reprise, l’image augustinienne d’un homme unique qui, répandu sur l’ensemble de la Terre, irait progressant à travers le déroulement des siècles, ne doit donc pas être considérée du seul point de vue qui donne sens à la succession des événements de l’histoire visible. Il en est de même, comme l’a remarqué Édouard Jeauneau, pour ces nains juchés sur les épaules des géants – Nanus positus super humeros gigantis – dans lesquels, au XIIe siècle, le chanoine B. de Troyes a vu les Apôtres portés par les Prophètes. Originellement, la comparaison (attribuée à Bernard de Chartres), que rapporte Jean de Salisbury dans son Metalogicon , écrit vers 1159, n’avait nullement pour but d’illustrer une philosophie de l’histoire ou une théorie de la culture: elle était une manière imagée de faire comprendre à l’élève que le métier d’écrivain s’apprend par la fréquentation des modèles antiques. S’il y a progrès, il ne peut s’exprimer que dans le cadre de la foi, dans la perspective de l’accroissement de la cité de Dieu, qu’à partir de la révélation. Sa conséquence inéluctable est l’approche de la fin des temps, car le progrès d’un monde fini ne peut être indéfini, et, dans le Prologue du livre V de sa Chronique , Othon de Freising annonce cette proximité: c’est parce qu’elle est près de mourir que la culture jette un si brillant éclat. Née à l’Orient, la Sagesse meurt à l’Occident. Nous assistons, écrit-il, «au dernier râle du monde».Ainsi, conclut ironiquement Jeauneau après avoir démontré qu’il n’y a pas au XIIe siècle de querelle des Anciens et des Modernes, si l’idée de progrès évoque souvent la fin du monde chez un homme du Moyen Âge, «il n’en va pas nécessairement de même pour un homme du XXe siècle».Des Anciens aux ModernesL’idée d’un progrès cumulatif, celle d’une loi de perfectionnement ainsi que la théorie des âges du monde ont été appliquées, à partir de la Renaissance, non plus à la croissance de l’Église mais à l’avancement des sciences. Ce changement de plan est à rapporter au glissement, qui ne pouvait pas ne pas se produire, dans une chrétienté déféodalisée, du sens chrétien au sens profane de l’histoire. Pour Hugues de Saint-Victor, sensible aux novations d’un monde émancipé de l’économie terrienne où une intense circulation des biens et des personnes engendrait un nouveau type de relations humaines, la loi de perfectionnement était déjà une loi universelle. Tout se développe lentement; l’esprit humain progresse, et ira en se perfectionnant jusqu’à participer plus tard de l’immutabilité divine. La confiance dans la raison s’insinuait dans la contemplation de la nature.Bien que la référence au transcendant interdise de donner une valeur absolue à la suite des événements, la conception chrétienne de l’histoire a, d’autre part, toujours été exposée à une interprétation immanentiste. La philosophie de l’histoire développée par Joachim de Flore l’atteste bien: après l’âge de la crainte (l’Ancien Testament) et celui de la foi (Nouveau Testament), l’Évangile éternel devra être le règne de l’amour.Un autre moine, Roger Bacon, aurait voulu, lui aussi, parvenir à un gouvernement spirituel du monde. Mais l’idéal politique et social de ce franciscain importe moins que son idéal scientifique. C’est l’expérience, nous dit-il dans l’Opus Majus , qui nous fait découvrir les secrets de la nature; c’est grâce à la science expérimentale que l’esprit se repose dans l’éclat de la vérité. «Négliger la science, c’est négliger la vertu.» Roger Bacon a été, en outre, le premier à avoir repris l’opinion exprimée par Sénèque (lettre 64): «C’est pour moi qu’on amasse, c’est pour moi qu’on travaille [...], mais il restera beaucoup à faire» pour affirmer que tous les âges contribuent à constituer la science.Les réserves exprimées par Bacon à l’endroit d’une vénération excessive des Anciens se sont accentuées après la Renaissance qui a réhabilité, en les légitimant, les fins temporelles de l’activité. De multiples découvertes ont alors rendu manifeste la manière dont s’accumulent et s’accroissent les connaissances. Bodin, Le Roy, Bacon, avant que Descartes, Pascal et Malebranche déclarent qu’il n’y a pas lieu de s’incliner devant les Anciens à cause de leur antiquité, ont posé «qu’il convient par propres inventions augmenter la doctrine des Anciens, sans s’arrêter seulement aux versions, expositions, corrections et abrégez de leurs écrits». Le présent était joué contre le passé bientôt ressenti comme un fardeau, et le parti des grands morts abandonné, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, par Perrault, Quinault, Saint-Evremond, Fontenelle...Ce revirement s’explique par une mise en question de la vérité historique, de l’histoire profane comme de l’histoire sainte. En raison même des efforts de Bossuet pour établir des concordances fixes, l’idée s’accréditait que dans le passé rien n’est sûr. La chronologie, «doctrine des temps et des époques», infirmait la Tradition, la Providence, l’Autorité; et Fontenelle, démythifiant l’Antiquité, dénonçait les fables des Grecs, ces «amas de chimères, de rêveries, d’absurdités». Sa Digression sur les Anciens et les Modernes (1688) reprend l’image de l’humanité qui a eu son enfance et sa jeunesse. «Il est fâcheux, écrit-il, de ne pouvoir pas pousser jusqu’au bout une comparaison qui est en si beau train; mais je suis obligé d’avouer que cet homme-là n’aura point de vieillesse.» L’idée d’un progrès illimité était ainsi affirmée en même temps que celle d’un enchaînement des connaissances et de leur succession nécessaire: «Il y a un ordre qui règle nos progrès». Et c’est un hymne à la science que Fontenelle entonne dans la Préface à l’Histoire du renouvellement de l’Académie royale des sciences (1702).Lorsque s’ouvre le siècle des Lumières, l’idée de progrès demeure néanmoins chargée d’ambiguïtés. Le progrès est-il également d’ordre matériel et moral? Est-il unilinéaire et continu ou présente-t-il des directions multiples et des discontinuités? Est-il indéfini ou limité? En France, il a signifié réformes. Une paix perpétuelle et un système de gouvernement rénové sont pour l’abbé de Saint-Pierre, «solliciteur pour le bien public», les conditions premières d’un état futur de bonheur. Comme Fontenelle, l’abbé a cru à la marche ascensionnelle de l’humanité. Mais Vico, dans La Scienza nuova (1725-1730), a montré que la variété infinie des faits humains présente toujours les mêmes traits, les mêmes caractères, et que les nations suivent une marche analogue déterminée par la Providence.Enseveli «dans la profonde et vaste bibliothèque du sens universel de l’humanité», il a reconnu que les nations passent de l’âge divin à l’âge héroïque et enfin à l’âge humain. Après avoir décrit le cours que suit l’histoire des nations (Lib. IV, «Del corso che fanno le nazioni»), il a constaté (Lib. V, «Del ricorso delle cose umane nel risurgere che fanno le nazioni») le retour des mêmes révolutions lorsque les sociétés détruites se relèvent de leurs ruines, et perçu dans ces recommencements la loi même de l’histoire. Une «merveilleuse correspondance» s’établit entre les divers états des sociétés et s’il y a eu une barbarie antique il y a aussi une barbarie moderne. Il faudra certes trois quarts de siècle pour que ce livre, ainsi que l’écrit Paul Hazard dans La Crise de la conscience européenne , «projette enfin son éclat sur l’horizon de l’Europe». Mais La Scienza nuova a clairement fait apparaître la dimension plurale et le caractère complexe de la notion de progrès.2. Schémas de croissance: les modèles leibniziensC’est précisément sur le mode problématique qu’entre 1694 et 1716 Leibniz a pensé le progrès. Substituant un idéal d’invention à l’exigence cartésienne de certitudes, il a échappé à la régression dubitative vers le fameux point ferme auquel on est toujours tenu de revenir. L’utilisation de la méthode de l’indétermination lui a permis de poser les questions essentielles (y a-t-il progrès, régression, stabilité?) et le recours à la différenciation de reconnaître dans l’idée de progrès une notion sommatrice d’une infinité de mouvements partiels, d’avances, de reculs, d’équilibres. Sans imposer une vision de l’histoire, sa combinatoire explore formellement une totalité. Michel Serres l’a remarqué avec beaucoup de justesse dans son admirable travail sur Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques : de l’éternel retour des choses à l’indéfini progrès des Lumières, tout schème du monde et de l’histoire peut se réduire à une des solutions énoncées dans une lettre à Sophie du 3 septembre 1694 – la droite, le cercle, la spirale, l’ovale.Mais, en raison du caractère crucial des idées qui leur étaient associées (bonheur et croissance, mal et régression, mémoire et accumulation...), les figures possibles des cas prévisibles ne pouvaient qu’être rejetées dans l’apparence par Leibniz, qui entendait établir une correspondance rigoureuse entre «l’évolution cyclique et l’évolution globale monodrome», le cycle de la vie humaine et la «monodromie universelle».Le problème se dénoue, en effet, en une loi d’évolution qui permet de penser la stabilité et la régression comme des projections obliques du progrès, loi d’évolution continue dont l’avance, le recul et l’arrêt ne sont que des spécifications singulières, loi saisie, selon Michel Serres, à partir d’un point qui n’est pour nous qu’un moment du chemin dans un progrès évolutif, qui est à son tour l’image de l’évolution mondiale. C’est dire que, si l’harmonie universelle correspond à un point, il n’y a pas de point fixe; ce point est partout.La question de l’origine et du terme de l’évolution perd, dès lors, de son intérêt, tandis que se pose celle d’une harmonisation du champ des possibilités. Une théorie de la croissance infinie y répond, fondée sur la notion de série: l’évolution, quelle que soit sa forme, peut être considérée comme une série qui comporte des variations et des inversions de signes. Puisque l’on peut tout rapporter à une méthode générale de transformations, l’essentiel est de mettre en évidence, par une variation des référentiels, ce qui demeure invariant. Leibniz finit ainsi par harmoniser globalement l’indétermination au travers des variations: le monde varie selon une loi, celle du meilleur. Ce qui reste invariant, c’est le meilleur. «Le meilleur des mondes se métamorphose au cours de la meilleure des histoires.»On sait toutes les conséquences de cette intégration leibnizienne née d’une hésitation entre un idéal de progrès et un idéal de conservation ou de stabilité, intégration qui est aussi celle de l’histoire en tant que domaine épistémologique, rejeté par le cartésianisme: le passage d’une logique des idées claires et distinctes à une philosophie dynamique de la nature, la substitution d’un principe de continuité, d’infinité, d’harmonie à la logique analytique, logique de l’identité, et, finalement, le glissement du mécanisme vers l’organicisme.Ainsi, dans L’Éducation du genre humain (Die Erziehung des Menschengeschlechts , 1780), Lessing, tout en affirmant le primat de l’universel et des vérités éternelles, a lui aussi déclaré que l’individuel jouit d’une prérogative inaliénable et qu’il existe des vérités de fait qu’on ne doit pas dédaigner. Les erreurs ne doivent pas être méprisées. Le progrès n’est pas rectiligne, l’humanité connaît des arrêts, des détours, des chutes. Mais chacun de ces stades correspond à une phase de progrès dialectique de la raison; et l’éternité est ouverte à la marche en avant de ce monde où tout sert à la Providence, où la vie est un pèlerinage vers la vérité, où l’aspiration doit l’emporter hautement sur la possession.Avec des accentuations certes différentes d’Une autre philosophie de l’histoire (Auch eine Philosophie der Geschichte , 1774) aux Idées pour la philosophie de l’histoire de l’humanité (Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit , 1784-1791), la même croyance en un professorat de la Providence se retrouve chez Herder, qui a attribué à l’humanité les caractères que Leibniz lui avait reconnus: le mouvement et l’instabilité. Sa philosophie de l’histoire, dont l’originalité ne réside pas seulement dans la réhabilitation du Moyen Âge chrétien et la célébration de la communauté organique qu’elle comporte, annonce la conversion de la nature conçue comme constance abstraite en une virtualité historique appelée à se déployer inépuisablement dans le temps. Elle s’identifie, à cet égard, à une théorie du devenir organique que l’idéalisme allemand n’a cessé d’enrichir et qui rend compte, en première approximation, de tout ce qui sépare la synthèse effectuée par Hegel du système construit par Comte.Ce dernier a regardé l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784) comme annonciatrice de sa propre philosophie. «J’ai lu et relu avec un plaisir infini le petit traité de Kant », écrit-il à d’Eichtal, le 10 décembre 1824. La troisième proposition indique, en effet, «que les dernières générations seules auront le bonheur d’habiter l’édifice auquel a travaillé une longue lignée de devanciers», et la huitième proposition, qu’un État cosmopolitique universel, dessein suprême de la nature, arrivera un jour à s’établir, «foyer où se développeront toutes les dispositions primitives de l’espèce humaine». Or, la philosophie de l’histoire de Kant, qui a identifié l’Aufklärung à la sortie de l’homme de sa minorité, s’oppose à celle de Herder, dont il a rendu compte en 1785, en insistant sur le progrès de la force organisatrice et la montée des formes organiques, thèmes essentiels des Ideen . Mais c’est contre Voltaire que Herder a d’abord écrit son autre philosophie de l’histoire; et c’est aux penseurs du siècle des Lumières que s’adresse aussi la critique hégélienne des idées, indéfinissables, indéterminées, de mutabilité et de perfectibilité. Pour Hegel, qui a eu recours au principe d’évolution, le progrès, sous la forme du quantitatif, n’a aucun sens («Dans la nature, l’espèce ne fait aucun progrès, mais, dans l’Esprit, chaque changement est un progrès»), il est une formation de la conscience, une succession d’étapes (Stufenfolge ), une série ascendante.3. Le théorème sociologiqueÉnoncés et démonstrationsEn tant que loi objective inscrite dans les choses, nécessaire à la nature, étendue du domaine scientifique et technique au plan moral et social, enveloppant changements, transformations, devenir et impliquant un sens défini, une orientation, le progrès a reçu sa dimension proprement sociologique dans la France des Lumières, où il est demeuré associé à des aspirations plus ou moins confuses.On ne trouve cependant ni dans l’Encyclopédie , où le mot lui-même ne fait l’objet que d’une brève définition, ni chez les auteurs du XVIIIe siècle – hormis Turgot et Condorcet – de théorie générale du progrès: quant aux registres sur lesquels il opère aussi bien qu’aux facteurs qui le déterminent, d’Alembert, d’Holbach, Helvétius... varient sensiblement. Ce qui fait écrire à R. Hubert que les philosophes ont été davantage «les agents que les théoriciens du progrès».Mais si Diderot, dans l’Avertissement du huitième volume de l’Encyclopédie , va jusqu’à déclarer: «Le monde a beau vieillir, il ne change pas; il se peut que l’individu se perfectionne, mais la masse de l’espèce ne devient ni meilleure ni pire», et Rousseau, dans Émile , que «tous les esprits partent toujours du même point [...] il n’y a point de vrai progrès de raison dans l’espèce humaine», le siècle dans son ensemble pense que le progrès est cumulatif, que la raison se développe, que le bien, la vertu, le bonheur sont devant nous. L’éducation, de nouvelles lois rendront les hommes meilleurs. Enfin, le Moyen Âge est perçu par le XVIIIe siècle comme une coupure – ce qui met en question la linéarité et la continuité du progrès.Turgot est le seul à n’avoir vu ni dans cette période des siècles d’ignorance ni dans le christianisme un adversaire des Lumières. Son Premier Discours (4 juill. 1750) porte «sur les avantages que l’établissement du christianisme a procurés au genre humain», le Second Discours (11 déc. 1750), «sur les progrès successifs de l’esprit humain». Il est un des premiers à avoir, dans le plan de ses Discours sur l’histoire universelle , associé étroitement science, civilisation, progrès, moralité, bonheur, raison et justice. Mais il faudra attendre Guizot pour que s’amorce véritablement la médiation sur les rapports qu’entretiennent la civilisation et le progrès.Dans l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795), Condorcet a également établi un lien entre ignorance et vice, lumières et vertu. Pour l’ami de Turgot, la somme des vérités ne peut que s’accroître, le collectif et l’individuel s’associant dans la fonction qui détermine la courbe du progrès; le progrès est progrès historique, et l’histoire est celle de la raison qui échappe à la dégénération. Mais l’intérêt de l’Esquisse est ailleurs. Il réside à la fois dans l’algébrisation analytique d’un problème psychologique, le passage du fait de hasard constaté à la loi des observations calculées et l’apparition d’une théorie combinatoire du progrès fondée sur le calcul des probabilités. Il a été méconnu par Comte qui a reproché à Condorcet (Cours de philosophie positive , IV) de n’avoir pas suivi jusqu’au bout «la notion scientifique vraiment primordiale de la progression sociale de l’humanité», et de troubler par le hasard des événements la marche lente et régulière de la nature.C’est, en effet, chez Turgot et non dans l’Esquisse , où le progrès quantitatif prime la différenciation qualitative, que l’on trouve l’anticipation de la loi des trois états. L’Ébauche du second discours expose que l’explication des causes des phénomènes a été successivement référée à des dieux, à des essences, à des lois; et la découverte des lois naturelles invariables, qui ont fait régresser la Providence au bénéfice de la prévoyance, est précisément inséparable de l’exaltation de l’idée de progrès. L’«avancement de la civilisation», qui devait même permettre, au seuil du XIXe siècle, d’envisager un dépassement des valeurs artistiques les mieux reconnues – alors que Turgot avait assigné à la sculpture et à la peinture un point fixe qu’elles ne pouvaient dépasser, et Winckelmann estimé «que l’unique moyen pour nous de devenir grands [...] c’est d’imiter les Anciens (ist die Nachahmung der Alten ) – a finalement conduit à la recherche des lois du progrès social et de l’évolution générale.Mais ce n’est pas dans le Traité de sociologie instituant la religion de l’humanité que cette recherche a reçu sa plus grande extension. Fidèle à l’idée du XVIIIe siècle d’une constitution essentielle de la nature humaine, Comte a rejeté l’hypothèse d’une transformation des espèces et tenu pour illusoire l’utilisation du schéma probabiliste. En soumettant le passé à la loi d’un système préconçu, il a rétréci l’horizon du savoir. Or, c’est en statisticien probabiliste que Darwin devait raisonner: le calcul des probabilités a été une condition nécessaire à l’avènement d’une théorie de l’évolution biologique.Aussi bien est-ce en Angleterre, dans le cadre de l’évolutionnisme, mais avant que ne paraisse L’Origine des espèces (1859), que s’est développée une philosophie du progrès conçu à la fois comme loi historique et loi cosmologique, dont il est banal de dire qu’elle a été l’arme idéologique de la bourgeoisie conquérante. L’article de Spencer, Le Progrès: loi et cause du progrès (1857), en résume les aspects essentiels. Mais il n’est, de l’aveu même de l’auteur, qu’une grossière esquisse (a rude sketch ), comparé à la richesse des développements contenus dans les Premiers Principes . Instabilité de l’homogène et intégration croissante de la matière, passage d’une homogénéité indéfinie, incohérente à une hétérogénéité définie et cohérente, conservation de l’énergie et multiplication des effets s’enchaînent dans la pensée de Spencer qui, en cherchant à déterminer les caractères communs des changements astronomiques, géologiques, zoologiques..., a énoncé la loi d’évolution, assigné à l’univers une direction constante et reconnu dans le progrès l’«effet d’une bienfaisante nécessité».Dans son Système de logique , Stuart Mill a, lui aussi, traité de la progressivité de l’homme en société, et d’une méthode qui doit permettre «de voir très loin dans l’histoire future du genre humain» (VI, X, 3). Cette méthode revient à analyser «des faits généraux de l’histoire» pour prédire les événements à venir, «absolument comme par la connaissance d’un petit nombre des termes d’une série infinie en algèbre, on peut découvrir le principe de leur ordre de formation et prédire le reste de la série pour un nombre de termes aussi grand qu’on voudra». Mais Stuart Mill, qui a recueilli l’idée «universellement adoptée» d’une trajectoire, d’une progression, au lieu d’une orbite, d’un cycle, et critiqué Vico que Michelet venait de redécouvrir, est sur bien des points plus proche de Comte et de Littré que de Spencer. La loi du progrès, telle qu’il l’examine, s’applique à ces «évidences» que E. Pelletan (Le monde marche , 1857), E. About (Le Progrès , 1864) et M. de Ferron (Théorie du progrès , 1867) se sont plu à énumérer.D’une manière générale, cette loi a inspiré une foi naïve dont rend compte, en la partageant d’ailleurs, l’exemplaire article «Progrès» du Grand Larousse universel du XIXe siècle : «Cette idée que l’humanité devient de jour en jour meilleure et plus heureuse est particulièrement chère à notre siècle. La foi à la loi du progrès est la vraie foi de notre âge. C’est là une croyance qui trouve peu d’incrédules.»Critiques et récusationLorsque en 1906 paraissent, dans Le Mouvement socialiste , les études de Georges Sorel sur Les Illusions du progrès , les doutes se sont déjà multipliés concernant l’identification de l’accroissement des connaissances positives au progrès moral, du développement des sciences au progrès social. Une contre-idéologie se met en place, fondée sur l’idée que la théorie du progrès est une doctrine bourgeoise qui a tenu lieu de philosophie de l’histoire et de justification ultime à une classe en montée de puissance; elle a été pour la démocratie moderne, qui a «vulgarisé la vulgarisation du XVIIIe siècle», un instrument d’émulation et d’intégration. Fait remarquable, Sorel a associé à sa critique du progrès, promesse trahie, celle du calcul des probabilités, véritable «scandale des mathématiques» et «fausse science».La même année, Pierre Lasserre soutenait sa thèse sur Le Romantisme français , où il dénonce les «bardes du progrès-roi», l’«hallucination du progrès», ce «vertige de l’esprit», le culte des saints laïcs et notamment de Renan. S’il est vrai que, en 1871, ce dernier a perdu ses illusions de 1848, sa pensée a cependant toujours été marquée par un certain pessimisme. Elle paraît même hantée par la décadence et un retour possible à la barbarie. Dans L’Avenir de la science , il a certes célébré tous les systèmes de pensée qui sont des «épopées sur les choses», salué le Cosmos de Humboldt, qui a voulu ressaisir l’unité cosmique perdue sous la multitude infinie des détails, témoigné son admiration pour Hegel, mais dans le même ouvrage il a exprimé sa méfiance des grandes lois historiques, critiqué Comte et déclaré qu’«on se figure d’ordinaire les lois de l’évolution de l’esprit humain comme beaucoup trop simples. Il y a un extrême danger à donner une valeur historique et chronologique aux évolutions que l’on conçoit comme ayant dû être successives [...]. La réalité est autrement variée [...]. Les relations des choses ne sont pas sur un plan, mais dans l’espace.» Renouvier, Boutroux, Brunetière, dans le dernier quart du XIXe siècle, sont largement allés au-delà de ces réserves, sans parvenir toutefois à la clarification épistémologique de la notion de progrès – en tant qu’elle signifie une simple progression par différenciation, une rationalité technique progressive des moyens, une intensification croissante de la valeur –, réalisée par Max Weber au fil de ses Essais sur la théorie de la science (1904-1918).Sans s’arrêter à la théorie d’Ostwald, qui identifie le progrès au développement de l’énergétique, et après avoir posé qu’en elle-même l’histoire n’est pas plus significative que la nature, Weber s’est interrogé sur l’application du concept de progrès (Fortschritt ) à l’analyse des développements sociaux. «Il peut servir de manière axiologiquement neutre quand on l’identifie à la «progression»; mais il s’y greffe aussitôt le concept axiologique de l’accroissement de la capacité d’une époque», c’est-à-dire une dimension téléologique. Sans doute, dans la mesure où l’on prend, dans une structure concrète, comme point de départ un état déterminé de façon univoque et que l’on se donne, de la même manière, une fin à atteindre on peut parler approximativement de progrès technique ou économique. Mais en définitive Weber a tenu l’utilisation du concept de progrès «pour extrêmement inopportune », même dans le domaine limité où son application empirique ne soulève aucune difficulté.S’amorce, ainsi, une révision des idées sur lesquelles le XIXe siècle a vécu et qui a abouti à dissocier ce qu’il avait voulu solidement nouer. Tandis que Comte, par ailleurs attaché à une conception du fait général qui portait encore la trace du vocabulaire scolastique, entendait faire sortir le progrès de l’ordre et la dynamique de la statique, l’intellectualisme mathématique, au début du XXe siècle, a vu dans l’ordre logique le produit du progrès intellectuel. Là où John Stuart Mill posait une loi, on a simplement repéré des tendances. Impossible à prouver par l’histoire ou la science positive, le progrès ne semblait plus relever que de démonstrations métaphysiques. Mesurer, en outre, la distance qui sépare les sociétés sur la voie du progrès, au moyen de la part faite, en chacune d’elles, aux émotions intellectuelles, à l’art et à la science, ainsi que le proposait P. Lacombe en 1894 («Je demande que les civilisations soient mesurées entre elles d’abord au mètre de la science que chacune a contenue»), allait être regardé comme une entreprise impraticable et appelée à être dénoncée.Ce scepticisme critique est cependant moins récent qu’on ne le pense communément. Avant que les ethnologues – en retrouvant dans chaque société la mise en œuvre d’un même système fait de rationalité économique et sexuelle – brisent ce mètre et fassent s’évanouir l’image d’une voie royale de la civilisation que l’Occident aurait tracée – avant qu’Abram Kardiner voie essentiellement en Spencer l’inventeur du trombone – et d’un primitif caractérisé par l’inaptitude à la généralisation, Dominique Parodi, dès la fin du siècle dernier , dans le remarquable article «Progrès» de la Grande Encyclopédie (1885-1902) de M. Berthelot, a posé ces questions déclarées aujourd’hui décisives par les historiens, les ethnologues, les sociologues: quelle commune mesure établir entre les gains et les pertes lorsque, par exemple, une civilisation industrielle succède à une civilisation agricole? N’existe-t-il pas des sociétés stationnaires, que ni le temps ni les progrès voisins ne semblent modifier? Quand on parle du progrès que l’histoire nous découvre, ne restreint-on pas «sans y penser l’histoire à notre histoire, ou au moins à celle du monde occidental»?Dans cet article est également noté que l’idée d’évolution telle qu’elle apparaît chez Spencer est tout autre que l’idée de progrès en son sens ordinaire. Déjà Thomas Henry Huxley, dans ses Lay Sermons (1880), avait soigneusement distingué, pour soutenir l’une et contester l’autre, l’évolution biologique du progrès social. Sorel, ensuite, a expliqué comment l’idée d’évolution s’est affirmée, après les guerres révolutionnaires, contre l’idée de progrès: «On était disposé à accepter comme supérieurs tous les procédés de formations idéologiques qui ne comportaient pas de luttes.» On retrouve ici l’importance du contexte historique, de l’arrière-plan idéologique à partir duquel s’est ouverte la crise du progrès.Deux ouvrages postérieurs à la Seconde Guerre mondiale ont systématisé toutes les critiques antérieurement formulées. Dans Misère de l’historicisme , Karl Popper a montré que l’illusion du XIXe siècle a été de croire en un destin de l’humanité qui la vouerait à atteindre un but à travers une série d’étapes nécessaires. Le scientisme a partie liée avec la volonté d’étudier rationnellement les lois qui commandent l’évolution de l’espèce humaine. Or, la science a pour tâche de fournir des prédications conditionnelles. Il ne peut y avoir de loi d’évolution, car toute loi suppose une pluralité de cas dont elle décrit les caractéristiques invariantes. La description de tendances, susceptibles d’ailleurs de varier ou de disparaître lorsque se modifient les conditions qui les font naître, est possible. La prédication totale de l’avenir ne l’est pas: il est indéterminé. D’où la critique du marxisme. En fait, pour Popper, la croyance en un avenir préfixé comporte des éléments irrationnels. Derrière l’idée que le changement est régi par des lois immuables se cache la peur de ce changement.Les idées exposées dans le texte aujourd’hui classique, Race et histoire , de Claude Lévi-Strauss, ressortissent à une critique de l’ethnocentrisme, du faux évolutionnisme sociologique de Spencer et de Tylor, des schémas de Vico, de Condorcet, de Comte, «objet de tant de manipulations». Récusant la distinction entre histoire progressive, acquisitive, cumulative et histoire stationnaire, Lévi-Strauss a démontré que le progrès n’est ni nécessaire ni continu. Il procède par bonds, par sauts, par mutations qui s’accompagnent de changements d’orientation. Il est fonction d’une «coalition entre les cultures», d’une «mise en commun des chances» que chaque culture rencontre dans son développement historique. Qualifiées par la diversité culturelle, les sociétés ne convergent donc pas vers un même but. Au reste, les fins que la civilisation occidentale poursuit sont fixées avec la révolution néolithique. Il convient donc de tempérer le triomphalisme dont s’est accompagnée la révolution scientifique.4. Le problème de la croissance des connaissancesIl est aujourd’hui entendu qu’on ne peut plus soutenir, comme Turgot au XVIIIe siècle, que «tout sort de la marche générale de l’esprit». L’humanité a commencé par les pieds. «La pensée, écrit André Leroi-Gourhan, n’a pas fracassé les cloisons anatomiques pour se construire un cerveau.» Mais pouvait-on facilement admettre que le silex ait pu être taillé par quelque demi-singe? Même Rousseau, dans sa quête du degré zéro de la culture, souscrit entièrement à la théorie cérébraliste de l’évolution humaine. On ne peut plus également dire avec l’abbé Terrasson, l’auteur de La Philosophie applicable à tous les objets de la raison (1754), que, d’une manière générale, l’homme acquiert toujours au lieu de perdre. Le devenir, en fait, est jalonné de pertes. On ne peut accéder à un stade donné du développement qu’à la condition de renoncer aux bénéfices qui s’attachaient au précédent. La théorie psychanalytique, qui constitue l’espace de la culture de substituts à des jouissances perdues, peut ici se soutenir de l’anthropologie préhistorique mise en place dans Le Geste et la Parole : la société seule profite du progrès. Dans tous les domaines, l’organisme social s’est substitué à l’espèce zoologique, et l’ordre ethnique à l’ordre génétique. De telle sorte que l’homme zoologique n’est plus qu’une cellule dépersonnalisée dans un organisme planétaire. Cournot, en recourant à d’autres métaphores, l’avait déjà prédit.Si, enfin, le XVIIIe siècle a clairement aperçu que le progrès est fonction d’une diversification du corps social – l’injustice étant l’image négative du triomphe sur le milieu naturel –, l’ethnologie contemporaine a fait une place majeure, à côté du progrès par différenciation interne, aux changements provoqués par l’introduction de partenaires extérieurs. Lié à la division du travail par Adam Smith, à la propriété, preuve d’avancement dans l’histoire de la société (matter of progress ), par Adam Ferguson, le progrès économique est bien, pour Rousseau, à l’origine de la séparation des consciences et des difficultés sociales. Mais l’analyse structurale a remplacé par une corrélation fonctionnelle la relation de causalité que la pensée des Lumières avait introduite entre les transformations techniques et les transformations sociales.Le problème demeure, cependant, du progrès scientifique, de l’accroissement des connaissances, du passage d’un paradigme du savoir à un autre. Sans doute, l’économie du progrès doit-elle, dans son ensemble, être finalement rapportée à la succession des systèmes d’explication du monde. L’introduction du langage quantitatif, à laquelle Cassirer assimile le progrès, a déterminé le remplacement de la description des choses par l’expression générale des relations. De l’appréhension immédiate à la construction de concepts par postulation, la distance est celle qui sépare la pensée mythique de la pensée scientifique. Il reste que l’histoire des sciences sert d’appui à Popper pour rejeter comme logiquement contradictoires toutes lois du progrès.Le développement de la science n’est pas dû, en effet, à l’accumulation progressive de nos expériences. Après l’âge classique, qui a cru au «pas décisif» et cédé à l’illusion de l’«homme accompli», les philosophes des Lumières ont imaginé, à tort, le progrès scientifique sur le mode d’une accumulation continue. Beaucoup d’entre eux en ont attendu une mutation qualitative de l’esprit. Mais peut-on affirmer penser mieux que Platon? Le progrès intellectuel porte essentiellement sur l’élargissement des moyens et des champs de spéculations. Or, l’histoire des sciences fait justice du mythe baconien de l’«industrieuse cueillette». Les observations ont pour rôle de critiquer les théories, non de les produire. P. Feyerabend (Against Method , 1975) a même montré que, de façon générale, les théories scientifiques révolutionnaires n’étaient nullement confirmées par les faits et se trouvaient parfois en contradiction directe avec eux. C’est à l’aide de faits imaginaires que Galilée a pu proposer sa théorie du mouvement. C’est après la déduction théorique qu’il a pu songer à une vérification expérimentale et essayer de construire l’instrument qui permettrait d’utiliser en pratique la propriété mécanique du mouvement pendulaire.Quelle procédure, donc, fait croître la science? La «tradition critique», répond Popper. C’est elle qui permet de reformuler les questions, et notamment celles qui intéressent les sources de la connaissance. Elle naît en Grèce lorsque les mythes s’ouvrent à la critique et se modifient pour rendre de mieux en mieux compte de la réalité. La théorie aristotélicienne du savoir l’a rompue. Redécouverte par Galilée, elle est aujourd’hui menacée.Le progrès scientifique est, en fait, inséparable des «situations de problèmes». Il doit être pensé à partir d’un processus de conjectures et de réfutations qu’on peut condenser dans ce schéma: P1TTEEP2, où une théorie à l’essai (TT = tentative theory ), proposée pour résoudre le problème (P1), est critiquée dans une recherche visant l’élimination de l’erreur (EE), ce qui donne lieu à de nouveaux problèmes (P2). Desserrant l’idéologie newtonienne, la théorie de la relativité générale, par ailleurs testable, falsifiable, réfutable constitue un progrès, car elle pose de nouveaux problèmes.L’idée de retour éternel peut être ici réintroduite. Car si l’univers est en expansion, le modèle est quasi stationnaire. Le processus recommence éternellement. «Centre, système, distribution», énonce Michel Serres. Autour du centre primitif, le système retourne à la distribution, chaque couronne passant par pulsations d’une phase d’organisation à une phase de dissémination, et inversement. Ce qui situe la cosmologie entre deux cosmogonies. Or, cet univers à pulsations combine trois concepts: «le point fixe, le plan fixe, le nuage de point». Du modèle astronomique à celui de la thermodynamique, du «monde horloge» au «monde four», au cours de l’histoire, ils apparaissent dans cet ordre, l’idéologie du plan fixe, toujours prégnante, rendant compte aussi bien du monde feuilleté de Husserl que du champ de fouilles de Freud.Ainsi, successivement associée, du XVIIIe au XXe siècle, aux idées de perfectibilité, d’évolution, de croissance, la notion de progrès n’est plus aujourd’hui ni automatiquement ni uniquement plaquée sur une séquence historique. «On tend, écrit Lévi-Strauss, à étaler dans l’espace des formes de civilisation que nous étions portés à imaginer comme échelonnées dans le temps.»C’est à faire proliférer cette notion dans un espace de représentation où, dès lors, elle se régionaliserait, qu’invite, d’autre part, Serres. Entreprise difficile – car elle brise la ligne , notre habituel moyen de penser la continuité – mais hors de laquelle le progrès demeurera avec son halo idéologique, ce que Baudelaire a vu en lui: «un fanal obscur».
Encyclopédie Universelle. 2012.